
5, Rue du
Chroniques littéraires & photographiques
Chroniques littéraires & photographiques
Durant le mois de mars, 5ruedu fait le choix de ne publier que des ouvrages de photographes femmes publiées par des éditrices ou des maisons d’édition comprenant au moins une femme à leur tête. Parce que les femmes sont moins visibles que leurs homologues masculins, il est impératif de mettre leurs travaux en avant.
L’ouvrage ressemble à un de ces annuaires téléphoniques que nous recevions autrefois, avant l’avènement d’internet. Pages jaunes, fines. Sur la couverture un titre étrange, Télépoétique, en trois langues. Il est publié par sun/sun éditions et les deux auteures sont Patricia Morosan et Bianca Oana.
En l’ouvrant, en faisant défiler les pages, des images fragmentées, des textes traduits en anglais, français et roumains apparaissent. Une sensation de densité, un parcours sans guide, ni repères, mais qui pourtant prend tout son sens au fur et à mesure. À la fin du livre-objet, un texte de Jacques Derrida intitulé Télépathie.
« une image d’une île d’
Une île blanche où les grands vents &
Les nouvelles lunes se rencontr
Une valise »
En face une photo incomplète, un voile agité par le vent. Le message est expédié d’Athènes, le 25 mai 2020. Une distance : 1093 km
« l’image montre deux rochers
l’un plus grand que l’autre
posés l’un sur l’autre »
En face une photographie de rochers, le message vient de Cugir, le 20 06 2020. Une distance : 1222 km.
Alors que le monde était plus ou moins à l’arrêt à cause du COVID, Patricia et Bianca, amies de longue date, se retrouvent recluses l’une en Grèce, l’autre en Roumanie.
Il faut dès lors trouver un biais pour garder ce lien que la pandémie menace de rompre. S’en suit un acte scindé en 28 séances de télépathie. Chacune des deux artistes part d’une photographie, développe peu à peu l’image, en trois étapes, développe peu à peu le texte en trois étapes aussi. Parfois les mots s’entrechoquent, se brouillent, parfois il y a le vide blanc, chaque séance se construit patiemment et l’œuvre qui émerge, qui n’est plus stricto sensu un livre photographique ou un ouvrage littéraire, ressemble à un objet hybride, intrigant et un peu mystérieux. Surtout, c’est un travail d’une grande poésie, plein d’une sorte de beauté assez inexplicable, certainement liée à la mise à nu des deux photographes.
Cette correspondance à distance dévoile, révèle, œuvre à l’émergence d’une part d’intime personnel et collectif. Tout se tisse peu à peu et ce qui devient important n’est pas tant les mots ou les images échangés, plutôt ce que l’ensemble porte de sens.
Parce qu’il y a ici trois langues, de nombreuses personnes qui participent à la création du livre, cet acte de télépathie perd peu à peu l’aspect binaire (Bianca et Patricia) pour devenir un espace commun, un lieu de pensée pour tous les lecteurs et lectrices. Chacune, pourtant, vit avec une représentation toute personnelle de l’autre, c’est justement, ce qui est essentiel ; peut-on, par la pensée, par la simple force de la pensée, transmettre à l’Autre ce que nous pensons, croyons, imaginons de lui ? Cet Autre a-t ’il les capacités de recevoir nos « mots » ? Et surtout qu’est-ce qu’il a de nous dans l’Autre et vice-versa ?
Il n’y a bien évidemment pas de réponse absolue, et il ne faut pas ici prendre la télépathie comme une sorte d’acte occulte, plutôt comme un lieu où se jouent nos représentations.
C’est ce qui donne à Télépoétique ce parfum un peu étrange de voyage, de découverte, de rencontre. Au départ, il y a une sensation déroutante de dislocation, les repères manquent et le texte de Jacques Derrida n’étant pas des plus aisés, la lecture a quelque chose d’heurtée, sans que l’impression soit désagréable cependant. Puis, peu à peu les choses s’ouvrent et le parcours devient passionnant.
On suit ces échanges, on s’interroge sur leurs significations, sur notre capacité à faire de même, à partager des mots, des images, à ressentir avec l’Autre, à entretenir une relation au-delà de… Il y a la prise de conscience de la représentation, de l’idée que nous nous faisons des autres, du monde, mais aussi et c’est primordial de ce que nous voulons mettre dans ce monde et ces relations. Les dialogues s’instaurent dans le silence, on se parle à Soi, tout peut faire sens.
Patricia Morosan, Bianca Oana, mais aussi l’éditrice Céline Pevrier défrichent de nouveaux axes avec ce livre. La photographie et le texte peuvent aller vers des dimensions créatives nouvelles. C’est ainsi qu’il faut lire Télépoétique : comme une tentative qui ne demande qu’à devenir pérenne, mais aussi une ouverture sur ce qui nous entoure et qui infuse en nous.
28€