
5, Rue du
Chroniques littéraires & photographiques
Chroniques littéraires & photographiques
Durant le mois de mars, 5ruedu fait le choix de ne publier que des ouvrages de photographes femmes publiées par des éditrices ou des maisons d’édition comprenant au moins une femme à leur tête. Parce que les femmes sont moins visibles que leurs homologues masculins, il est impératif de mettre leurs travaux en avant.
Line Bøhmer Løkken gère la maison d’édition norvégienne Multipress. Elle est aussi photographe et c’est à ce double titre que son ouvrage Immersed in Stone – Black Ice (publié chez Multipress) est chroniqué ici.
Cet ouvrage relève plus de l’expérience, de la sensation que de la recherche systématique du dire. Line s’est rendue sur un glacier du parc national du Jotunheimen qui est entrain de disparaître et y a fait des photographies. Fait plutôt que pris parce que les images ici présentées sont bien plus proches de l’expérience physique, de l’immersion dans le lieu que de sa recension. Il n’est pas question de dire la disparition, pas question d’en faire un reportage, juste devenir celui-ci.
« Immersed in stone
Black ice »
Ces derniers mots, issus d’un poème, ouvrent les pages de papier noir. Puis le lecteur s’avance. Rochers. Neige, plaque de neige. Rochers encore, blocs monumentaux, rivière, eau qui goutte. Soudain des images en couleurs, bleutées, de l’eau, nous sommes dans l’eau, nous sommes l’eau.
Eau, eau encore, sensation de suffocation, la peau se glace.
Puis rochers, montagnes, neige à nouveau. Encore. Encore. Juste la pierre, l’eau, la neige. La pierre, l’eau, la neige.
Le lieu n’a plus de nom, n’a plus de sens géographique, nous y errons.
Nous sommes lui. Sa beauté nous envahit parce que derrière l’âpreté, il y a la magnificence du gigantisme.
Immersed in Stone – Black Ice est un ouvrage déroutant au premier abord en ce sens qu’il ne délivre rien d’apparent. Les pages succèdent aux pages, il y a la roche, des espaces démesurés qui dépassent notre entendement.
Il faut décider non pas de comprendre, plus simplement de vivre cette expérience. Décider de faire partie de l’endroit plutôt que, en bon humain, tenter de se l’approprier.
L’ouvrage de Line Bøhmer Løkken devient dès lors beaucoup plus « ouvert » et révèle toute sa complexité. En choisissant de nous immerger au sein ce chaos, la photographe crée un double discours : celui de voir ce qui est. Les montagnes, la glace sont là, et étaient là bien avant nous. Mais, étrangement une partie d’entre elles a disparu : le glacier fond en raison de notre propre activité. Que doit alors considérer le spectateur ? Ce qui reste ou ce qui fût ? Line plonge-t ’elle dans le maintenant ou fait-elle aussi référence à ce qui a été ?
La réflexion est pour le moins complexe, nous oblige à aller au-delà de la simple pensée, à considérer la splendeur magnétique qui émane de tout.
L’artiste témoigne à travers les pages de son ouvrage de la chute, matérialisée en autre par ce bref passage par l’eau qu’on imagine glacée. Vertige des rocs sur lesquels on glisse, fonte des glaces, chute lente, inarrêtable, Immersed in Stone – Black Ice nous invite à suivre ce glissement qui paraît sans fin.
Il n’y a bien entendu par de réponses particulières à apporter, seulement, et c’est ce qui fait de cette œuvre quelque chose d’unique et de primordial, le besoin de mettre en perspective ce qui se passe au Jotunheimen. Nous sommes responsables par notre activité, par le recours systématique aux énergies fossiles, par le refus de certains politiques de voir l’évidence, de la destruction d’espaces naturels. Or, cette dégringolade que nous allons en subir, que nous en subissons même déjà, les conséquences. En proposant un livre aussi immersif, force est de constater que les pages nous confrontent directement, sans fard à notre propre chute. L’humanité détruit des sanctuaires, mais ce faisant elle s’auto-détruit.
Existe-t-il une solution ? Très certainement, mais Line Bøhmer Løkken se garde bien d’en donner. Son récit est avant tout un témoignage et s’il secoue les consciences, s’il crée chez l’un ou l’autre une prise de conscience, c’est tant mieux.
En attendant, il reste à devenir pierre, liquide, vent et glace. Juste être.
38€