Doppelgänger – Manu Jougla/Simon Vansteenwinckel
On sous-estime trop souvent les potentialités de certains lieux. Le Morvan, par exemple, est rarement vu comme la Mecque de la street photographie… Quelle erreur ! Heureusement, il existe des aventuriers de la découverte, des défricheurs de la nouveauté photographique, des héros de la photo de rue en milieu rural et Simon Vansteenwinckel et Manu Jougla sont de ceux-là.
Doppelgänger (Wild Morvan Tour), dernier ouvrage en date des éditions belge Le Mulet, est le fruit d’une idée aussi improbable qu’enchanteresse : Simon vit à Wauthier-Braine en Belgique, Manu à Le Vigan dans les Cévennes, s’ils tracent une ligne droite entre les deux villes et qu’ils la coupent en plein milieu où atterrissent-ils ?
Dans le Morvan. Très bien, c’est décidé, ils se retrouveront là, et arpenteront cette terra incognita durant 5 jours. Puis, une fois les images mélangées, naîtra un livre dense, sombre, sexy et fun, les 76 tirages lith réalisés par les deux photographes dans le laboratoire de Ben Capponi offrant un écrin où chacun est le double de l’autre, son dopplegänger photographique.
L’atmosphère est bucolique, primesautière. Des noir et blanc épais, des visages mangés de barbe avec une clope qui dépasse ; c’est fête de la choucroute, une vache sort la tête d’un barnum improbable. Une tronçonneuse géante, totem de la ruralité, des tags, un chat, un porc, des restaurants bars à moitié fermés… Des forêts immenses, un dragon perdu là esseulé, un dinosaure, des regards d’hommes et de femmes, Johny Hallyday en star de la ruralité. Le dimanche, on laboure les chemins en motocross, on s’emmerde un peu parce qu’il n’y a pas grand-chose d’autre que les bois, le vide. Le territoire est étrange aux étrangers quand il interdit les chiens, et étale ses ruines. C’est trash sans être bourrin, c’est cru sans être vulgaire, c’est du rock terreux gonflé aux amphétamines.
Comme toujours avec les livres qui paraissent chez Le Mulet, plus largement dans les travaux de Manu Jougla et Simon Vansteenwinckel, il n’est pas question de demi-mesure. Ici, la photographie n’est pas là pour faire beau, pour illustrer, ce n’est pas un calendrier des PTT. Ou alors la version adulte. Par contre, si le lecteur veut une image pleine de ressenti, quelque chose qui vient des tripes et non du cerveau, il est servi. D’abord, il y a cette rencontre avec un territoire. On peut repenser à la série des 10/10 parue chez l’éditeur dont Doppelgänger serait une forme de prolongement. Les deux amis explorent, découvrent un lieu, visiblement sans à priori. Il y a des gens à connaître, des paysages à voir, à saisir et c’est l’essentiel. On s’éloigne des stéréotypes, on en invente d’autres ; on photographie avec cet humour un peu narquois et bon enfant qui fait l’âme du Mulet. Il n’y a aucune moquerie, plutôt une forme de complicité avec ceux qui vivent ici. On ne parle pas beaucoup d’eux dans les journaux, à la télévision, on ne les photographie pas plus que ça, et Manu et Simon prennent le contre-pied de cette absence.
Les gens, ces monsieur et madame Toulemonde, sont mis à l’honneur. Ce sont eux les héros de cette histoire un peu ubuesque et rock’n’roll.
Bien entendu, il est impossible de faire abstraction de la ruralité, des forêts immenses, des ballots de paille, et de la boue. Ce serait mentir que de les ignorer. Mais l’équilibre se fait naturellement entre le pays et ses habitants. L’un l’autre deviennent les personnages principaux d’un récit complexe et vaste.
Construit en diptyque, les images sont des échos et comme l’on ne sait qui a pris quoi, quelque chose de vertigineux naît à la lecture de Doppelgänger. Manu Vansteenwinckel ? Simon Jougla ? Ou un être hybride et protéiforme, une sorte de photographe total et absolu ? Voilà surtout quelqu’un qui aime les Autres, des lieux différents et qui possède une curiosité respectueuse pour eux. Ce n’est pas un ouvrage sociologique, ni même ethnologique, pourtant la volonté de comprendre celui qu’on ne connaît pas et dont on veut approcher un peu l’existence est bien présente. On s’invite dans leurs vies, ils nous ouvrent des portes, des mondes. Mais pour éviter de se prendre trop au sérieux, les images dérivent dans ces noirs charbonneux, cette violence drolatique qui permet de ne pas donner à l’ensemble un tour pompeux et finalement ennuyeux. C’est de la street photo avec de la boue collée aux semelles, du Cartier-Bresson hors de contrôle. Ca fait marrer, et ça fait réfléchir. C’est essentiel !
Doppelgänger est une vraie réussite photographique, stylistique et humaine. Au-delà de l’évidente complicité entre les deux auteurs, ce livre nous prouve que tout peut être photographié, n’importe où. Il suffit simplement d’avoir l’œil aux aguets et l’esprit grand ouvert.
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25€
88 pages
Offset print / 16 x 24 cm / Softcover with gold hot stamping
Language : English
ISBN 978-2-931133-11-8