Death is a bride – Pia Elizondo
Pia Elizondo creuse son sillon fait de photographies noir et blanc (et depuis peu couleurs) pleines d’une certaine mélancolie, d’une douceur intranquille. Lors d’une exposition récente à la Galerie Vu’, elle proposait, en compagnie du photographe Juan Requena qui présentait Le Hasard Funambule, deux séries : Death is a bride et Zoo, et un livre d’artiste : Death is a bride, dont il sera question ici.
Celui-ci est d’abord un très bel objet, conçu à cinq exemplaires entièrement fabriqués à la main. Couverture rigide rouge vif, typographie originale crée spécialement par Gonzalo García Barcha, papier Awagami Kozo Natural, reliure japonaise, tout est pensé pour conférer à l’objet-livre une qualité exceptionnelle, une finition parfaite. Mais, bien évidemment, il ne s’agit pas que de ça. Un livre si beau soit-il ne saurait être de qualité sans un contenu convaincant. Il faut d’ailleurs souligner ce point : l’ouvrage de Pia Elizondo pourrait servir de modèle pour celles et ceux qui aspirent à avoir leur propre livre, puisqu’ici la forme ne vit pas sans le fond !
Après un deuil, la photographe a choisi de replonger dans ses archives photographiques, de les projeter au mur et d’en photographier au grand format des parties infimes, des traces à l’intérieur de la trace. En conséquence, nous traversons le temps qui passe, les morts qui partent et reviennent, la vie qui fluctue, le passé qui imprègne le présent, la mémoire qui construit, détruit, reconstruit. Death is a bride, qu’il est possible de traduire par « la mort est une compagne », est un voyage dans ce qui fût, ce qui est et ce qui sera.
Une tête de cheval, puis la main d’une femme sur une hanche, comme une danse inachevée… Des forêts, des oiseaux, les mats d’un navire. Des fragments qui se croisent, se heurtent. Il n’y a aucune logique et pourtant, tout est cohérent. Un élément en amène un autre, qui finit par renvoyer au précédent ou au suivant. La mémoire s’agite alors que des doigts tracent des signes invocatoires sur la buée des miroirs. Nous sommes presque comme Alice, dans un monde sans dessus dessous, sans entrée et sans sortie.
Ici. Là. Ailleurs.
Avec Death is a bride, Pia Elizondo nous offre une réflexion complexe non seulement sur la place de l’image, sur le rôle ou la forme de la mémoire, mais aussi sur l’enchevêtrement des deux. Il n’est pas ici question d’une structure absolue, rigide et fermée, bien au contraire : une part immense est faite à la « possibilité ». Que reste-t-il quand nous avons tout oublié ? Quand les êtres, les lieux, les époques ont disparu ?
Des souvenirs ? Des images ? Un mélange de l’un et de l’autre ? Mais quels souvenirs ? Quelles images ?
La mémoire est une mauvaise conseillère, nous le savons tous. D’une part, elle est forcément parcellaire, fragmentaire, d’autre part, elle ne peut qu’être subjective puisque réduite à chaque individu. Il n’y a pas de mémoire universelle des souvenirs personnels. Pia Elizondo dans son introspection, dans la recapture fractionnée de ses propres images établi une nouvelle mémoire, un souvenir fluctuant, montrant ainsi la labilité de celle-ci. Elle ne décide pas de refaire l’histoire, de faire une autre histoire, plutôt elle crée un continuum où chaque image possède un vertige d’images, d’histoires possibles. Au fond, il n’y a rien qui ne ressemble à ce qui a été vécu, et pourtant, tout est semblable. Et le flou qui nimbe les photographies achève ce sentiment d’incertain.
La mise en abyme bouleverse le lecteur, qui ne peut que suivre le flux, s’y adapter, et constater, aussi, que sa propre mémoire va fonctionner de même. À cela, s’ajoute une réflexion sur le média photographie. En rephotographiant ses propres photographies, Pia Elizondo renforce la fragilité de la « vérité photographique ». Non, une image, aussi apparemment objective qu’elle soit, ne peut prétendre à dire la vérité. Au mieux, elle dit une vérité à un instant. En proposant une autre image dans l’image, Death is a bride invite à une double réflexion sur la photographie comme vérité, sur la mémoire comme vérité. Chacun, chacune en trouvera une. Ou pas. C’est ce qui en fait un ouvrage d’une grande force, il ne donne pas de solutions tout faîte. Peut-être que ces chaussures à talon sont une part du souvenir, peut-être pas. Peut-être que ce visage de femme barré d’une ombre en est une autre. Peut-être pas…
Rien n’est certain, tout reste à repenser, à se remémorer.
Pia Elizondo offre ici un livre rare, d’abord parce que produit en toute petite quantité, ensuite parce qu’il ouvre un champ réflexif vaste et complexe. Il paraît essentiel en tout cas, que les photographes, quel que soit leur pratique, prennent le temps de songer à ce qui restera de leurs images et de la vérité qu’ils pensaient qu’elles contenaient.
Pour commander le livre ou découvrir l’univers de Pia Elizondo
L’exposition est visible jusqu’au 28 juin à la galerie Vu’ (Paris 9, 58 rue Saint Lazare)