Penser avec la frontière – Bastien Deschamps/Sophie Djigo

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©Bastien Deschamps

Penser avec la frontière, le nouvel ouvrage des éditions d’une rive à l’autre, s’intéresse cette fois-ci aux phénomènes migratoires. Comme à l’accoutumée, il croise les travaux d’un photographe, ici Bastien Deschamps, et d’une scientifique, la philosophe Sophie Djigo.
Bastien Deschamps nous livre des images prises le long du fleuve Evros qui borde la frontière gréco-turque. Point de passage pour les migrants qui souhaitent entrer au cœur de l’Union Européenne, rejoindre le Royaume-Uni, cet espace cristallise la problématique migratoire et offre un condensé de celle-ci. Les mots de Sophie Djigo en écho aux photographies de Bastien développent une pensée où, au-delà des questions que soulèvent les flux de migrants et la réponse assez particulière de l’Europe, se pose celle plus vaste de l’idée de frontière non comme remise en question de celle-ci, mais comme compréhension d’un modèle qui ne fonctionne pas réellement puisque paradoxal, brutal et parfois schizophrène.

Surtout, les deux travaux mettent en lumière ces hommes, ces femmes qui ont fait le choix courageux de tout quitter, d’affronter le chaos, en espérant quelque chose de mieux loin de leurs pays natals, quitte pour cela à y perdre la vie.

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Ils attendent dans les rues anonymes d’une ville turque de pouvoir aller de l’autre côté. Il n’y a qu’une rivière à traverser, qui ne porte pas le même nom selon que l’on est en Turquie, en Grèce, en Bulgarie. Mais pour eux, le nom importe peu. La franchir, passer par-delà la frontière, c’est arriver enfin dans un lieu qu’ils imaginent comme un refuge. Las, pour traverser, il faut affronter des périls inouïs. Il y a l’eau, les montagnes, les séides des gouvernements.

Les coups, les noyades, la mort.

Des marques sur un corps, des blessures, des visages que ‘on cache… Les migrants anonymes, masqués, ont été victimes de pushback, gestes de violences gratuites auxquels se livrent les gardes-frontières grecs en dépits de toutes les règles de droit international. On bat les exilés, on les dénude, on les abandonne, on les repousse, on les tue. Peu importe, ils n’ont rien, ils ne sont rien. Pourtant, ils continuent, ils veulent croire en leur chance, en la bonne volonté de certains habitants, il leur reste l’espoir et quelques objets dérisoires qu’un médecin légiste analyse quand on les retrouve morts.

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©Bastien Deschamps

Parce que se pose aussi le problème de l’identité et en ça les photographies de Bastien Deschamps, que ce soit les portraits dans les rues turques ou les natures mortes d’objets rendent compte avec précision de la dimension humaine et inhumaine de la situation. Humaine, car nous avons là des êtres humains. Des gens comme vous et moi qui n’ont juste pas eu la chance de naître du bon côté de la frontière. On ne fuit pas pour le plaisir de fuir. On ne s’exile pas simplement parce qu’on en a envie. Surtout, on ne joue pas sa vie pour « abuser » des sociétés plus riches comme semble le croire une frange des politiciens européens. Ou plutôt comme ils essayent de nous le faire croire. Chaque époque a ses boucs-émissaires, ceux de la nôtre viennent de Syrie, du Soudan, d’Erythrée. Et face à leurs misères qu’offrent les nations européennes ? La violence.

Sophie Djigo écrit : « La pratique du pushback s’est normalisée sur l’Evros. Aux frontières, le droit se heurte à la force. Et la force, c’est le choix qu’on fait les nations en matière migratoire. Ce choix […] appartient à des États se présentant comme des démocraties, c’est-à-dire des états de droit. Mais lorsqu’il s’agit de frontières, la souveraineté nationale s’exerce par la force contre le droit. » A ces mots, il faut adjoindre les images de Bastien Deschamps pour contempler l’abîme qui sépare la réalité des idéaux des Lumières que brandissent pourtant nos gouvernants. Il y a un choix conscient et étatique de gérer la situation par la violence et celui-ci se traduit par des morts, des corps mutilés, des objets oubliés.

Il faut savoir regarder la vérité en face, même, et surtout, quand elle est ignoble.

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©Bastien Deschamps.

Penser avec la frontière nous pousse à réfléchir, nous invite justement à considérer la frontière dans sa multiplicité. Au-delà de l’aspect très humain du concept (il n’y a pas vraiment de frontière dans le monde animal, au mieux des territoires invisibles et mouvants), la lecture du livre met en exergue la déclinaison infinie des situations liée à l’existence même du concept. Il n’y a pas de bien et de mal, de bons absolus et de mauvais infinis. Juste des humains qui se débattent et font comme ils peuvent.

À ce tournant de l’Histoire où la crise migratoire enferme l’Europe dans une crise politique qui ramène à des temps que nous espérions bannis, un livre comme Penser avec la frontière ne peut que nous pousser à réfléchir à notre humanisme. La fragilité des images de Bastien Deschamps, la douleur qu’elles évoquent, mais l’espoir qu’elles peuvent susciter, s’accordent à merveille avec le texte combattant de Sophie Djigo. Nous avons face à nous des frères et sœurs humains. Rien d’autre. À nous de ne jamais oublier notre propre humanité et de leur tendre la main.

Site de Bastien Deschamps

Quelques éléments à propos de Sophie Djigo

Site des éditions d’une rive à l’autre

38€

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Frédéric MARTIN
Frédéric MARTIN

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