Photo Poche – Stéphane Duroy
Comment résumer cinquante ans de carrière en une soixantaine d’images ? Comment résumer une vision du monde, de l’humanité ? Comment résumer une radicalité ? Comment résumer les soubresauts d’un siècle de fer et de feu ? Comment résumer la photographie de Stéphane Duroy ?
C’est le défi immense auquel était confrontée la directrice éditoriale de Photo Poche, chez Actes Sud, Géraldine Lay. En effet, si un photographe a marqué, par son regard, la seconde moitié du XXe siècle, c’est bien lui. L’enjeu était de taille, mais le délicat petit ouvrage qui lui est consacré, est, disons-le d’emblée, une très belle réussite. Stéphane Duroy est franc, direct et radical, créant ici un style qui lui appartient. Pas de dérive techniciste, pas d’étalage, pas de multiplications des images. Une seule vaut plus que mille, si elle est bien choisie.
Des hommes sont accoudés au comptoir d’un bar, quelque part en Irlande dans les années 80. Un autre se savonne, le visage noirci de suie. D’autres encore portent un cercueil. C’est l’Angleterre de Thatcher, la fin du plein-emploi, le libéralisme qui montre ses crocs avides.
Puis le Mur, celui qui s’effondrera aussi sous les yeux et dans les photographies de Stéphane Duroy. En attendant, il est bien là, on joue aux cartes à ses pieds. Une vielle femme pousse une carriole avec de l’herbe fauchée, peut-être pour ses lapins… Derrière elle les barbelés de l’usine à donner la mort que fût Birkenau. Ailleurs, des murs lépreux, un baby-foot, la vie est-elle un jeu ? Et puis un drapeau américain, une tombe avec ces mots : unknown.
À chaque image, surtout, cette sensation que sous nos yeux se joue et se rejoue les désordres absurdes auxquels furent confrontés des millions d’hommes et de femmes pendant un siècle. Deux guerres mondiales, la misère que l’on fuit pour rejoindre un monde plus à l’ouest que l’on espère nouveau, la Guerre Froide et des idéologies brandies comme des étendards.
La photographie de Stéphane Duroy porte surtout un constat aussi évident que dramatique : la vieille Europe des humanistes, des Lumières a été la fossoyeuse de ses propres idéaux. Elle qui donnait tant de leçons, sur tant de continents, se retrouve maintenant face à sa déchéance. Relisons Geisterbild et ses papiers peints faussement heureux si nous avons besoin d’être convaincu.
Habilement conçu, le livre ouvre sur les humains, parce qu’il y a dans le travail de Stéphane Duroy, une réelle curiosité pour l’autre. Pas celle d’un anthropologue, d’un ethnologue, juste celle d’un citoyen européen pour ces compatriotes. On croise dès lors un môme souriant, un punk trop jeune pour être père, un clochard ou une femme se maquillant. Ils sont là, saisis, en toute simplicité, en toute altérité. Mais, le photographe n’oublie pas que lui, vivant dans une Europe en paix depuis 1945, est de cette génération qui naît à la lisière d’un second conflit mondial qui a repoussé les limites de la barbarie, après que le premier ait initié celle-ci. Parcourant l’Europe, puis les USA, cherchant la trace de ces mémoires, il nous les livre là aussi de la manière la plus simple et la plus frontale qui soit. C’est l’Europe du Silence, celle de Verdun, Berlin, Auschwitz.
Enfin, dans un troisième mouvement, vient l’Homme dans le lieu. On vit à l’ombre du passé, on le subit, on le détruit, on le fuit. Il y a cette quête incessante du mouvement dans l’image de Duroy, cette quête aussi de la compréhension. Que ce soit dans 1297 et la déroute de l’identité portugaise, dans Unknown pour les migrations, dans Distress et sa plongée plonge au cœur de vingt-cinq années d’une Angleterre ravagée par le chômage et la misère. Le Photo Poche devient le condensé des ouvrages précédents.
Et puis à la toute fin, deux peintures. Parce que le photographe se tourne depuis plusieurs années vers ce médium. Des corps-silhouettes comme des zombies. Des déportés peut-être ? Non. La légende nous apprend que c’est l’Ukraine, une autre guerre. L’Europe n’en finit pas de ressasser ses vieilles haines, ses désirs de revanche, de conquête, d’hégémonie et son impérialisme. Las, quand on regarde ce qui se précise électoralement, on en vient à penser que les notions prônées par les Lumières sont des mots. Et ne sont plus que ça.
Photographe du désespoir Stéphane Duroy ? Non. Juste très lucide sur ce que les êtres humains sont capables de commettre comme atrocité dès qu’on leur donne un peu de pouvoir.
Ce Photo Poche est certainement l’ouvrage idéal pour qui veut découvrir l’œuvre de Stéphane Duroy, pour qui souhaite l’approfondir. Tout est là : cinquante années de photographies, soixante-huit images. Il n’en faut vraiment pas plus. Parce qu’ensuite, ce serait du bavardage. Or, nous n’avons pas besoin de bavardage semble nous dire le photographe, mais nous avons grand besoin de faire ce travail d’historien qui consiste à regarder dans le passé pour comprendre le présent. Pour, aussi, tenter de lui donner une autre impulsion à l’avenir.
A propos de Stéphane Duroy/Agence Vu
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