Les cris durent – Jacques Grison
Publié aux éditions Loco, Les cris durent du photographe Jacques Grison, nous plonge au cœur des traces mémorielles, bien après que l’événement initial soit fini. Prenant pour cadre l’asile de Ville-Évrard, les champs de bataille du nord-est de la France (Verdun, les Éparges) ainsi que d’autres lieux de souffrances, Jacques Grison explore la mémoire de ceux-ci, une rémanence comme un écho à ces abominations, à la violence qui parsemèrent le XXème siècle.
A l’issue du livre, le compte-rendu d’une discussion avec un autre grand spécialiste de la mémoire et des lieux, Stéphane Duroy, est retranscrit et celui-ci dit : « […] l’indicible, on l’approche, il se dérobe, on revient, il se rétracte. On récidive sans cesse parce que cette quête illusoire est primordiale. » (on peut d’ailleurs trouvé une articulation entre le titre Les cris durent et l’Europe du silence…) Et de fait, la quête de Jacques Grison de la souffrance vécue, de la souffrance tue, pourrait s’apparenter au travail de Sisyphe : aussi vain et dénué de sens que nécessaire.
Il y a des traces, partout des traces : des graffitis de quelque malade souffrant ou d’un soldat rescapé de la boucherie, des murs lépreux portant encore les hurlements des aliénés, la terreur de ceux sur qui s’acharnaient les bombes ou les coups. Puis on avance dans ce magma, dans ce chaos. Une chaussure du fond des âges marque les pas de ceux qui tournèrent en rond, ici ou ailleurs. Ils sont maintenant trépassés, enterrés, oubliés. Soldats connus ou inconnus, déments ou simples internés, ils ont vécu une vie, ils ont hurlé, et quand par chance ils en réchappèrent, comme les oncles de Jacques Grison, ils se sont murés dans un silence absolu.
Mais la noirceur ne cesse. Les visages des damnés, une radiographie crânienne, la mort, la violence surgissent sans cesse comme un écho infini dans une Europe qui connaît la paix depuis quatre-vingts ans maintenant.
Las, Les cris durent est là pour nous rappeler que ces temps et ces cris ne sont pas si lointains, et bien que nous fassions tout pour les oublier ou les faire taire, ils résonnent encore et encore. « Il ne faut pas oublier ! » semble nous intimer le photographe. Se souvenir de la violence des combats, l’abomination nazie, la bêtise collective qui préluda aux deux conflits mondiaux. Il ne faut pas non plus oublier ceux que l’on enferma à Ville-Évrard parfois à raison, parfois à tort. Et dans ce XXIe siècle que l’on pressent de plus en plus belliqueux de Gaza à Moscou en passant par le continent africain, il serait peut-être urgent de se pencher sur un ouvrage comme celui de Jacques Grison. Parce que, que nous dit l’auteur, en filigrane de son travail, si ce n’est que la mémoire humaine oublie trop vite et que les mêmes causes produisent les mêmes conséquences ? Rien d’autre.
Du passé ne faisons pas table rase, bien au contraire. Cherchons dans les écarts, sur ces murs denses, dans le visage d’un enfant souriant, dans la noirceur charbonneuse des photographies, de quoi préparer demain en comprenant, en écoutant hier.
Les cris des damnés, des martyrs ne s’éteindront qu’au moment où nous cesserons de leur prêter attention, qu’au moment où les photographes, les artistes ne s’en empareront plus pour dire : ça a été.
Malheureusement, face à la violence inouïe, à l’abdication de toute humanité que fût ce XXe siècle, il ne reste guère de personnes pour entendre les hurlements de souffrance et les livrer au public. On oublie. On oublie Verdun, Dachau, on fait des selfies à Auschwitz, on laisse de côté les pauvres hères cloîtrés dans des mouroirs que l’on nommait asile… Nous nous sommes sûrement trop habitués à la Paix, nous la considérons comme acquise, de même que sa sœur la Liberté et nous ne savons pas voir les signes qui parsèment l’actualité.
Des ouvrages comme Les cris durent arrivent donc à point nommé pour nous secouer de nos torpeurs, pour nous prendre par la manche et nous faire contempler les vestiges et la mémoire des désastres. Les lieux portent les traces de la souffrance, notre époque et notre civilisation aussi. Nous sommes autant les enfants du 8 mai 1945 que ceux d’Hiroshima.
À nous de ne pas l’oublier, à nous de nous tourner vers des ouvrages essentiels comme celui de Jacques Grison.
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