dérives et navigations des étoiles – Hervé Baudat
On ne dira jamais assez à quel point Hervé Baudat marque de son empreinte la photographie actuelle. La parution de dérives et navigations des étoiles aux éditions Bergger en est une preuve supplémentaire. De 2018 à 2022, Hervé a passé une grande partie de son temps aux côtés de sa grand-mère Jacqueline, l’accompagnant, la soutenant, alors que la maladie d’Alzheimer faisait son œuvre terrible. Par moments, aspirant à autre chose, se soulageant de ce poids douloureux, il quittait l’aïeule et errait de bars en troquets, de nuits parisiennes en rencontres fugaces ou dans le bleu des montagnes corses. Hervé part d’un monde pour en croiser un autre, mais revient toujours auprès de Jacqueline. Jusqu’à la fin.
Des mains. Des mains ridées, parcheminées. Des mains de vieillarde. Elles sont posées, sagement, patiemment, à côté d’une tartine de pain, d’un bol vide. La lumière de pénombre baigne la robe fleurie. « La vitesse de la lumière n’existe pas. » écrit Hervé.
Puis le visage en clair-obscur d’une très vieille dame emmitouflée dans une robe de chambre. Son regard ne contemple plus rien, ou tout. Qui sait ? Elle est immobile, ici sans être là. « Je vais m’en aller maintenant. » écrit Hervé.
Puis des corps, des visages souriants, pensifs, des gueules, des tronches, des bars, il neige dru sur le jardin. On boit un coup, on rit, on s’enlace, on se dévêt pour l’image. On s’aime mais on est bien souvent un peu seul. Les étoiles dérives, le monde navigue entre deux eaux. « Je pars dans le matin-nuit. » écrit Hervé.
Le temps passe, les heures s’écoulent, la vieille dame boit dans une tasse.
Il ne se passe rien d’autre. Il se passe tout.
Hervé Baudat photographie les gens, photographie la vie, la sienne, celle de ses contemporains. Pas la vie trépidante, chronophage et un peu stupide de ceux trop pressés. Non. La vie lente, la vie des rencontres, des clopes allumées. La vie qui s’écoule comme ça pas à pas, d’heure en heure. Et de cette photographie il nous livre patiemment le résultat, se dénudant devant nous. Dérives et navigations des étoiles est bien plus qu’un livre photographique, plus qu’un témoignage. C’est un testament. Celui d’un homme d’âge mûr. Celui d’un petit-fils. Celui d’un humain. C’est aussi une élégie pour celle qui n’est plus, celles qui ne sont pas, ceux que l’on croise. Hervé Baudat comme dans ses précédents travaux ne temporalise pas ses images ; le spectateur le suit dans les écarts, les moments de perte et de lucidité. Il y a la dérive de cette étoile, ce repère que fût sa grand-mère, il y a les autres dérives amicales ou amoureuses
Le photographe poursuit, avec bonheur, ce chemin qui le pousse vers l’autre. D’abord, vers sa grand-mère dont il nous livre ici un portrait aussi touchant que délicat. Nulle trace de misérabilisme, pas une once de souffrance superfétatoire. Ici, les silences comportent bien plus de mots que les phrases. On devine des états d’âme, on suppute des heures chagrines, on ressent la violence de la maladie. Mais voilà, Hervé Baudat ne se départit jamais de cette pudeur qui est celle de ses photographies.
La pudeur dans dérives et navigations des étoiles ce n’est pas celle de cacher les corps nus et désirables.
La pudeur dans cet ouvrage ce n’est pas d’occulter la tristesse de voir naufrager cette aïeule adorée.
Non.
La pudeur ici c’est avant tout de considérer que la photographie dit autant que les mots, et qu’il n’est pas besoin, jamais, d’appuyer le propos. Travail sur la perte alors ? Pas nécessairement. Bien sûr, en filigrane, la fuite de l’esprit, la perte de sens liée à la maladie couvre le film d’un voile opaque. Cependant, on n’éprouve pas une sensation lourde et tragique. Plus proche de la saudade ou du sensucht, les images d’Hervé sont avant tout un formidable cri d’amour et de mélancolie.
C’est ce qui fait d’Hervé un photographe au talent immense. Chacun de ses ouvrages (les autres sont aussi disponibles chez Bergger et je ne saurais trop vous conseiller de les acquérir) est un fragment de poésie, une parcelle d’humanité. La photographie ici témoigne d’une poésie absolue. Poésie des lieux qui n’en ont pas, poésie de ceux qui ne sont pas poètes et ne s’attardent jamais sur elle. Les humains sont des étoiles, des fragments d’un immense univers et Hervé dérive entre eux, captant toute la magnificence de leur condition.
Il faudra un jour, certainement, partir dans la pénombre avec Hervé. Se taire et le regarder. Juste le regarder. L’écouter prendre le pouls du monde, prendre la mesure de sa propre âme (comme le faisaient à leurs manières Daniel Darc ou Hervé Guibert) avec son appareil. Il faudra songer à l’amour qu’il nous transmet ici.
Et puis, puisque c’est le moment, prendre un verre de whisky, s’assoir et naviguer dans les pages d’un livre que l’on ne souhaite pas refermer.
Pour suivre le travail d’Hervé Baudat
Pour commander le livre chez Bergger éditions
La photographe Linda Tuloup a réalisé un film photographique d’après le travail d’Hervé, à voir ici.
37€
- 84 pages
- 22 x 22 cm
- Couverture rigide
- ISBN: 978-2-9572377-3-9