Lungta – Richard Petit

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©Richard Petit

Lungta, livre d’artiste du photographe Richard Petit, est publié à sept exemplaires. Il se présente sous la forme d’un coffret de bois semblable aux livres traditionnels tibétains (mis en forme dans l’atelier perpignanais de Michel Wattebled) contenant trente photographies, réalisées à la chambre entre 2010 et 2018 lors de quatre séjours dans la chaîne himalayenne (au Ladakh et au Népal), tirées sur papier Hahnemühle, ainsi que cinq textes et un colophon.

Richard Petit nous invite avec cet ouvrage à un parcours entre ciel et terre, profane et sacré.

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©Richard Petit

Au départ il y a la montagne. Immense. Aride. Déserte. Puis le vent qui rabote souffle après souffle la pierre, pousse les nuages, porte les prières aux coins du monde. Comme blottie aux creux de cette immensité, de ce désert, une ville attend patiemment. L’humain ici n’est rien, juste un point au milieu d’un tout dont il n’est qu’une partie infime. Pourtant, ils sont là ces petits moines tout sourire, assis dans une cour, méditant. Ils sont là devant les moulins à prière tournoyant. Ils sont là souriant, priant ou déjeunant. Taches de couleur, violet, pourpre, orange, le photographe fait de leurs vies le palimpseste de l’existence.

Parce que, que nous offre Lungta si ce n’est un voyage d’une beauté époustouflante (et il faut prendre le mot à son sens premier, celui de nous essouffler) dans des espaces inouïs d’immensité et d’humanité ?

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©Richard Petit

Richard Petit suit depuis toujours les pas de Tintin, surtout celui où le reporter se rend, suite à un rêve, dans l’Himalaya à la rescousse de son ami Tchang dont il dit : « J’ai vu Tchang, il était vivant ! ». Le rêve c’est aussi celui que fait le photographe et à l’issue duquel il a la certitude absolue, alors qu’il se sait très gravement malade, qu’il guérira et qui le pousse à aboutir ce travail dans la chaîne montagneuse commencé avant la maladie. Finalement, il s’agit ici bel et bien de vie, de la Vie majuscule celle qui nous confronte à la grandeur du monde et à la petitesse de nos existences finies. Ces hommes et ces femmes Népalais, Ladakhi qui perpétuent un mode de vie très ancien, tout ici semble conspirer à rendre leur quotidien impossible : le climat est inhospitalier, froid. Il faut lutter pour arracher au sol de quoi se nourrir. Derrière la beauté des images nous devinons facilement l’aridité, les difficultés. Pourtant, chacun et chacune s’attèle à sa tâche, chacun ou chacune contribue à ce que la communauté puisse se perpétuer. Le photographe lui nous immerge avec ces gens, nous plonge au cœur même de leurs vies. La majorité des sujets sont des moines ou des enfants aspirants moine, parce qu’au fond la religion bouddhiste apporte peut-être une des meilleures solutions à la fragilité de la vie humaine sur un territoire aussi hostile. C’est aussi la confrontation à sa propre mortalité, à cet inéluctable qui fait la condition humaine. Ne faut-il pas voir un travail sur l’acceptation au sens sacré du mot : accepter que ce corps, cette existence sont finis, mortels ? Le pourrissement du corps est profane, repoussant, mais l’élévation de l’âme permet d’accepter le néant. Dans un des textes accompagnant le livre, Sa Sainteté le Dalaï Lama mentionne l’importance de s’oublier soi, son petit soi, pour se relier à l’autre. C’est le principe de la compassion, cette nécessité de ressentir la souffrance de ses congénères pour y remédier par l’amour. On peut aisément imaginer que c’est ce besoin d’altérité qui porte les images de Lungta.

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©Richard Petit

Les lungta ce sont ces drapeaux de prière, rouges, verts, bleus, jaunes accrochés à l’extérieur en chapelets à la merci des intempéries, chacun contient des mantras destinés à être portés par le vent (d’où leur nom de chevaux du vent) dans tous les endroits du monde pour tous les êtres vivants. Or, que fait Richard Petit si ce n’est faire aussi œuvre de compassion avec sa photographie ? L’image ici est comme une prière adressée à toutes celles et ceux qui pourront la regarder et comprendre que le mode de vie de ces Hommes mérite toute notre attention. Parce qu’il ne faut pas voir la compassion comme un acte geignard, bien au contraire : il s’agit surtout et avant tout d’embrasser tous les paradigmes de la condition humaine, de comprendre que nous sommes reliés les uns aux autres. Nous sommes embarqués dans ce voyage assez étrange qu’est vivre et nous le faisons avec nos moyens, nos habitudes, nos craintes, nos joies. La dimension sacrée mise en avant invite à reconsidérer nos propres choix, nos propres modes d’être. Il ne s’agit pas bien évidemment de se découvrir un penchant bouddhiste, mais plutôt de comprendre que nous sommes Un où que nous vivions. Et que cette unicité est vitale. Sans elle l’espèce humaine (du fait de son orgueil) risque peu à peu de disparaître… Toute existence est sacrée dans le bouddhisme et photographier ce monde c’est lui donner toute sa « religiosité ».

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©Richard Petit

Pourtant, et comme dans tout, le sacré croise sans cesse le profane. Aux temples majestueux, aux livres de prière que l’on amène en procession répondent les chaussures en plastique des petits moines, les bouteilles d’huile offertes en offrande ou ce moinillon qui n’hésite pas à faire coucou à l’appareil photographique. Parce que l’Homme est ainsi. Il côtoie les dieux dans ces montagnes titanesques mais ne peut (et ne doit) s’empêcher de revenir à sa condition, à la banalité de celle-ci. Aussi Richard Petit qui nous promène (avec une science consommée de l’humour et de la douce dérision) entre ces deux extrême n’est pas le moins du monde dupe. Être terrien, être humain c’est aussi le retour à sa propre vie, ses propres choix. Et ceux-ci sont souvent difficiles. Il y a tout d’abord la décision de photographier à la chambre. Faire le pari d’une photographie lente, contemplative, avec un matériel que d’aucun jugera désuet, même anachronique à l’ère du numérique et de la rapidité. Pourtant, ce parti pris rapproche la photographie de la pratique bouddhiste encore une fois. Une des voies majeures pour accéder au nirvana (cette sortie de la condition humaine, du cycle des réincarnations et des souffrances y afférant) passe par la médiation. Or qu’est-ce que photographier avec une chambre si ce n’est méditer ? Imaginons d’abord l’effort pour déplacer l’objet, puis le temps passé à la régler, le temps consacré à attendre l’exacte lumière, la légère déchirure dans le voile de nuage, l’emplacement idéal où faire son cadrage. Pensons ensuite aux temps de pose très longs… N’est-ce pas une forme méditative ? Bien sûr que si. C’est apprendre la patience, apprendre à contempler plutôt que de regarder. Encore une fois sacré et profane se rejoignent : du matériel banalement terrestre naissent des images qui rapprochent du « ciel » par la pratique du temps long. Ensuite il a certainement fallu choisir, couper, trancher, dans une somme considérable d’images, par exemple. Travail herculéen, sacrifice douloureux. Mais la sincérité du récit, sa vérité est à ce prix. On ne peut tout dire en photographie et surtout il faut savoir se taire. Or, dans les interstices entre deux images, dans le silence des sourires, dans ces nuages accrochés aux pics, dans ces masques un peu clownesques offerts aux petits nous pouvons entendre l’amour. Le profane de la photographie se tient là : dans un editing restreint, dans une charte graphique à respecter. Sauf que c’est par ces contingences que se développe l’immensité céleste du projet.

Il s’agit ici d’un chant d’amour. Pas un cri, pas un hurlement, ni le lieu, ni l’ambiance ne s’y prêtent, mais plus une mélopée, comme un fredonnement, un mantra en images qui serait récité. Amour de ces gens qui s’offrent et qui offrent, amour de ces lieux, de ces paysages. Amour aussi de l’humain… Lungta, le livre, est peut-être le cheval du vent de Richard Petit, une vaste prière photographique qu’il donne aux vents pour que ceux-ci la répandent aux quatre coins du monde.

Voilà que nous avons contemplé la dernière photographie, que déjà il va falloir revenir à notre routine. Le coffret se ferme, les Hommes et les Dieux sont en sommeil. Pourtant, comme une bande-dessinée mainte fois parcourue, comme un voyage fait et refait, nous voudrions nous laisser porter par les chevaux du vent et rejoindre encore un instant les sommets où vivent les prières.

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Frédéric MARTIN
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