L’Amoureuse – Anne De Gelas
Initialement paru aux éditions Le Caillou Bleu en 2013, L’amoureuse de Anne De Gelas a été réédité en 2023 par les éditions Loco. Dans ce livre, la photographe relate à travers un travail construit sous forme de journal intime autour de photographies, mais aussi de textes, de dessins, le deuil qu’elle vit, puis la vie qu’elle reconstruit avec son fils Max après le décès soudain de son amoureux Thierry.
« C’est un jour particulier aujourd’hui. » dit Max, « C’est le premier jour de ma vie sans papa. » Un polaroïd aux quelques nuages dans un ciel bleu profond. Un arbre décharné, face à lui le portrait d’un homme, le défunt peut-être. Une forêt de bouleaux, quelques mots de pluie et de brouillard, un dessin et ce titre : Des couteaux enfoncés dans le cœur.
Max revient de page en page portant des branches comme un sourcier à la quête vaine. Il est là coiffant sa mère, portant de lourdes boules, enfant au regard grave. On croise Anne aussi, fantôme d’elle-même parfois, Pénélope tricotant un ouvrage sans fin que jamais Ulysse ne verra.
Des mots, encore des mots comme des fragments, des bouteilles jetées dans une mer de tristesse, et ces lunettes dérisoires portant ce je t’aime à l’évidence fragile.
L’Amoureuse est une dérive lente au cœur des émotions qui bouleversent la photographe. Que dire ? Comment dire ce chaos effroyable qui la ronge ? Qu’est-ce qui s’offre comme possibilités de vie quand il y a le gouffre de l’absence qui vient de s’ouvrir ?
Il est toujours très difficile de pouvoir exprimer ce maelstrom. Chez Anne De Gelas l’expression prend la forme d’un journal intime, un travail protéiforme qui s’étend en ramifications multiples, en possibilités. Il n’y a pas une manière de dire la tristesse, le désespoir qui la ronge. Il n’y a pas une façon de construire ce récit qu’est le deuil. Bien au contraire. Parce que la vie après prend des chemins qu’il faut explorer un à un, les modes d’expression varient, se mêlent et se complètent.
La photographie bien sûr, l’image qui hurle ce poids sur le cœur, ce lien à construire avec l’enfant maintenant orphelin. La relation mère fils qui se retrouve dans ce chuchotement d’une oreille à l’autre. L’image parle aussi du corps qui réclame, et l’absence de l’autre dont il doit se satisfaire. Le désir est là inassouvi, la perte crée quelque chose au-delà du manque et de l’absence.
Pourtant les photographies ne savent, ne peuvent pas tout dire. Elle ont quelque chose de parfois limitant, restreint. Peut-être parce qu’elle ne sauront jamais parfaitement dévoiler ce qui se trame au plus profond de nos âmes ? Peut-être parce que l’indicible doit naître et vivre dans la violence des mots, la littéralité brute du dessin. Anne De Gelas écrit : « il y aurait de la douceur toujours – comme une donnée de base », ces mots venant non pas compléter ou soutenir l’image, mais plutôt creuser un peu plus, élargir le champ des possibles de ces années de deuil.
L’Amoureuse est un ouvrage troublant. D’abord, par la difficulté à essayer de le résumer. Comment dire en quelques phrases, sans tomber dans un travers exhaustif ou trop succinct, la multitude des affres, des moments, des éclats que nous livre la photographe ?
Ensuite, comment ne pas verser dans un pathos larmoyant, alors même que Anne De Gelas évite cet écueil ?
Il faut donc prendre son temps, laisser les heures nous permettre de nous approcher de ce voyage intime. Mais, après tout, il est possible que les mots soient de trop, que le livre soit plus une expérience à vivre, à suivre, un message à entendre.
Après cet étrange périple, reste l’impression d’être allé aux portes de l’Enfer, dans un lieu dont on n’aurait pas dû revenir. Mais voilà, l’amour d’une mère pour son fils, l’amour d’un fils pour sa mère ont permis le retour. Orphée et Eurydice sont réunis et honorent la mémoire de Thierry. Le voyage commence pour l’un, s’achève pour les autres et les lecteurs restent silencieux devant tant d’amour.
35€