Disparitions – Cyril Burget/Martine Déotte
©Cyril Burget |
Il y a cinquante ans, le 11 septembre 1973, le général Pinochet prenait le pouvoir par la force au Chili. Durant quinze ans il fera régner la terreur procédant à l’exécution massive de tous ceux qu’il considérait comme des opposants à son régime.
Les torts de ces femmes et de ces hommes ? Être communiste, socialiste, être militant pour les droits de l’Homme…
Or, non content de les faire assassiner après d’abominables tortures, il ordonnera à ses séides de faire disparaître les corps.
Ce sont ces disparitions forcées, ces deuils impossibles qu’évoque le nouvel ouvrage des éditions d’une rive à l’autre. Pour celui-ci, Patrick Rollier a choisi de faire se croiser les regards du plasticien Cyril Burget et de la sociologue Martine Déotte dans un ouvrage intitulé simplement : Disparitions.
Ils s’appelaient Alejandro, Gonzalo, José, Julio, Manuel, Mario ou Marta. Ils ont disparu entre 1973 et 1988 sans laisser de traces.
Leurs corps gisent pour la plupart au creux de l’océan ou dans une fosse commune.
Ils étaient et ne sont plus, et leur disparition forcée coupe la possibilité des familles de faire leur deuil.
Il y a ici presqu’une seconde mort : la première physique, cette destruction du corps par choix politique, la seconde parce que les familles n’ont même pas se droit de pouvoir enterrer la dépouille d’un père, d’un frère, d’un oncle, d’une sœur.
Cyril Burget a décidé de redonner à ces hommes et cette femme toute la concrétude qui leur ait due. Par une technique de transfert non chimique qu’il a mise au point ( , il transfert l’image de photographies familiales sur de grandes algues brunes pêchées au large des côtes chiliennes. Le procédé porte non seulement en lui la mémoire des personnes disparues, mais son côté aléatoire, incertain quant à la durée de l’impression, son rendu, renforce le trouble entourant le décès des personnes, montre la fragilité de ces existences subitement interrompues.
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Ils sont donc là apparaissant à nouveau, naissant à une seconde vie sur ces algues qui furent, aussi, leur linceul.
Par ailleurs, par le biais de discussions, d’interviews des familles, Cyril Burget nous offre un portrait biographique de chacun.e d’entre eux.elle.
Ils « existent » à nouveau…
Dans son texte Martine Déotte traite largement de l’impact de la disparition sur la famille. Comme elle l’écrit : « La technique de la disparition ne s’attaque pas seulement à la vie d’un ennemi supposé, elle lui ôte même sa mort, la dissout et la pulvérise. »
Or, la disparition forcée est de longue date une « arme de guerre » utilisée massivement que ce soit dans diverses dictatures sud-américaines (on ne pourra que songer aux Mères de la Place Mai argentine), mais aussi en Europe par le régime de Staline ou la dictature nazie. Par la terreur qu’elle inspire aux vivants, à ceux qui ne savent pas ce qu’est devenu le disparu, elle pousse ceux qui restent à vivre dans une forme d’espoir parfois maladif.
Martine Déotte permet, grâce à son texte, non seulement de comprendre le fonctionnement de cette torture psychologique, mais aussi tout ce qu’il faut de courage aux vivants pour partir à la recherche de traces aussi infimes soient-elles de ceux qui ne sont « ni mort, ni vivant. »
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Disparitions est peut-être un des ouvrages les plus poignants proposé par les éditions d’une rive à l’autre.
D’abord parce que le travail de Cyril Burget, cette enquête minutieuse, mais surtout ces algues effrangées qui sont tout à la fois le tombeau de ceux que la mer n’a jamais rendu, mais aussi le support du retour à « l’être », sont une matière à la fois touchante et bouleversante de réflexion sur la démocratie.
Nous avons la chance de vivre dans un pays relativement stable et respectueux des Droits de l’Homme, mais n’oublions pas qu’il y a à peine 80 ans nous avons connu une dictature qui s’accommodait très bien de ce genre d’actes. Faire disparaître des opposants est à la portée du moindre dictateur et il semble nécessaire, alors que le général Pinochet n’a jamais été inquiété pour son action, de prendre cette possibilité très au sérieux. La démocratie n’est peut-être pas un système parfait (lequel l’est ?) mais elle n’a pas l’habitude de couler ses détracteurs au fond des rivières ou dans le ciment, ne l’oublions pas. Ces crimes sont une forme de crimes contre l’humanité et la relative impunité de leurs auteurs laisse pensif.
Ensuite, et surtout, parce que les travaux de l’autrice et du plasticien, nous invitent d’une part à honorer la mémoire de ces disparus, mais aussi à réfléchir à nos propres relations avec la mort, avec nos morts, avec le deuil. C’est une nécessité de donner à ceux qui n’existent plus non seulement une sépulture, mais aussi et avant tout une mémoire qui ne s’arrête pas brusquement sur un silence assourdissant. L’acte de disparition inclut une telle violence psychologique, une souffrance constante parce qu’inextinguible. Et c’est ce qu’il faut entendre à travers les images du photographe et les mots de la scientifique. Il n’y a pas de repos, parce qu’il ne peut y en avoir.
Avec Disparitions Cyril Burget et Martine Déotte donnent à voir un travail exceptionnel, un de ceux qu’il faut faire connaître à tout photographe qui veut se forger un vrai sens de l’image, mais aussi de la narration, du pouvoir image et du texte.
Un travail incontournable !
45€
- Format 24×31,5 cm
- 64 pages
- 15 photographies
- Avril 2023
- ISBN 9782956940944
Le travail de Cyril Burget présenté dans le livre sera exposé
à la Ségolène Brossette Galerie, du 3 novembre au 2 décembre dans l’exposition
« Quand la mer nous parle »