Oreille coupée – Julien Coquentin
©Julien Coquentin |
Ce travail aussi bien photographique, sociologique, politique que littéraire n’est pas un pamphlet pour ou anti, mais plutôt un regard tout à la fois poétique, curieux et sincère sur les relations complexes qui lient l’animal et l’humain, plus largement qui relient le vivant, la Terre à notre espèce.
Construit autour de photographies prises dans l’Aubrac (où le loup est officiellement présent depuis 2015), mais aussi de textes rédigés par Julien Coquentin, d’interviews menées auprès des différents protagonistes et d’extraits d’archives, Oreille coupée est un livre protéiforme, dense, qui n’assène pas de réponses définitives, mais qui offre une belle matière à réflexions.
« Assis dans le silence des Archives, j’ai imaginé le spectre de la louve : une âme animale errante, que mène le fol espoir de revoir un jour les siens. » écrit Julien Coquentin.
Cette âme se pourrait être une louve mythique, Oreille coupée, qui hante les sous-bois et taillis, qui, reine d’un royaume sans sujets, va et vient dans les songes enfantins.
Puis, on découvre des sous-bois à peine nimbés de brume, percés par une petite lumière ; au fond des vallons le gel a pris ses aises, l’hiver est aux portes du territoire par-delà les monts. Un berger attend, d’une patience infinie, tandis que ses brebis paissent dans la chaleur de l’été. Les murets de pierre délimitent les parcelles, les arbres sont soigneusement taillés. On vit de ça, de lait et de fromages, d’élevage et de l’amour des bêtes.
L’automne rougit les feuilles, des hommes posent devant l’objectif, ils vivent ici depuis si longtemps qu’ils ne font pas partie du paysage, mais le sont ; une étable, quelques chèvres, la nuit s’avance : il va falloir compter les moutons, peut-être certains ne seront plus là.
Emportés par le loup.
©Julien Coquentin |
Le livre de Julien Coquentin se déploie en ramifications multiples. Si initialement le propos en est le loup, le rapport que nous entretenons avec lui, il semble aussi de façon implicite soulever la vaste question de la relation Homme/Nature.
Dans les textes extraits des archives, des rapports mettent en exergue la traque et l’abattage du loup. Nous sommes au XIXème siècle, la rage circule dans les campagnes, les attaques de loup atteint par la maladie ne sont pas rares. Plus largement, il est l’espèce à abattre parce que considérée comme dangereuse pour l’humain. Il semble important de noter qu’ici il s’agit d’une véritable guerre qui est menée contre cet animal avec ses primes pour chaque dépouille, ses pièges et autre.
Guerre justifiée ou non, là n’est pas le propos, mais les humains finiront par la gagner puisque le loup disparaîtra de France.
Or, cet animal ne sait se contenter d’un territoire restreint, et n’a que faire des frontières. Aussi, il réinvesti nos forêts, nos montagnes, nos marges. Sauf qu’en un siècle nous y avons pris nos aises, développant une agriculture extensive, morcelant le territoire, l’occupant. Et immanquablement la confrontation a lieu. Le loup fait des troupeaux son garde-manger, l’éleveur fait de lui son ennemi.
Il y a quelque chose d’irréductible dans la position de chacun : là où le loup obéit à son instinct, l’agriculteur défend des bêtes qui ne sont pas que de la chair à boucherie. Que faire alors ? Le traquer et l’abattre ? Limiter ses hardes ? Accepter les prédations ?
Les différentes personnes interrogées par Julien Coquentin ont toutes des avis, des propositions ; chacun réagit avec sa sensibilité, son histoire. On parle coexistence, cohabitation, on parle lutte et menace. Quant au loup il erre, secret et invisible aux milieux des images d’Oreille coupée. On se surprend à l’imaginer derrière un arbre, dans l’épaisseur d’une futaie enneigée. Il est partout et nulle part, invisible (sauf avec des pièges photographiques), incertain, mythique.
©Julien Coquentin |
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