Le Gel – L’Île – Flora Mérillon
©Flora Mérillon |
Flora Mérillon a séjourné à l’hiver 2013 puis l’été 2016 dans le golfe du Saint-Laurent au Québec. Durant la première résidence elle s’est arrêtée sur l’île du Prince Édouard et sur celles de la Madeleine en Gaspésie. Pour la seconde, elle s’est rendue sur l’île d’Anticosti, la plus large du golfe et une des plus préservées et sauvages.
Le Gel-L ‘Île paru aux éditions Loco, accompagné d’un texte de Léa Bismuth, relate ces deux périodes à travers un double récit onirique et fantasmatique.
Le Gel : une femme traverse des espaces immenses, enneigés. Elle réapparait de noir vêtue dans une paysage immaculé, vide.
Plus tard une route, des rivières, des pêcheurs, une maison, des forêts toutes choses ici ou là presque perdues dans un décor infini, glacé.
On ne sait rien, on ne saura rien, que le pesant silence, les pas étouffés, l’image qui ondule comme un rêve insaisissable.
Puis, l’Île et ses forêts à perte de vue, des corps allongés sur des grèves, échoués, comme rejetés d’un navire naufragé. Vivants ou morts ? L’île est un dédale avec ses falaises et ses rochers, ses lacs et ses animaux sauvages. C’est l’été mais par moments nous sommes presque dans le décor du gel. Une table dans une maison vide, une fenêtre, Robinson aurait-il réussi à construire une cabane un peu solide ?
Le trouble du lieu, des deux lieux, saisit le lecteur en un vertige.
©Flora Mérillon |
Le Gel-L ‘Île est un livre surprenant, parce qu’il associe deux séries qui ont pour localisation deux endroits assez proches, mais à des instants différents (hiver/été). Or, Flora Mérillon nous embarque dans un voyage onirique dans les deux cas, avec une perte des repères, un écart.
Ce qui frappe initialement c’est l’immense solitude qui émane des deux travaux. Pas une solitude dramatique, même si la jeune femme de la série Le Gel semble parfois comme happée par le vide des images. Non, plutôt une solitude tout à la fois choisie, à l’image des « naufragés » de la série L’Île, mais aussi conséquente à l’endroit où sont prises les photographies.
Ces séries en écho amènent le lecteur à la limite de la narration : les marqueurs temporels s’abolissent peu à peu, on ne sait où nous sommes vraiment. Bien sûr, il y a la neige, les forêts de sapins mais elles pourraient tout aussi bien être en Sibérie ou dans un lieu d’altitude. Tout se confond, se mêle, pour créer un récit qui tournoie, s’écarte, revient sur lui-même. Et c’est justement cette capacité à nous extraire du réel et à prendre peu à peu place dans un monde parallèle qui donne une force remarquable à l’ensemble.
©Flora Mérillon |
Le Temps n’a pas de prises, et peu à peu une forme d’abandon émane de l’œuvre de Flora Mérillon, mais un abandon à double sens.
Bien sûr, il y a le vide des lieux, une forme de déshérence parfois poignante et mélancolique. Celle-ci très prégnante dans Le Gel renvoi à la figure de cette jeune femme qui disparaît peu à peu. Mais, il y a l’acception autre avec la forme pronominale du verbe et la possibilité de s’abandonner qui est offerte ici. S’abandonner au lieu notamment, parce que cette île si vide d’Hommes contient aussi toutes les possibilités de l’imagination. Ne pourrait-on pas rêver un instant d’être un des naufragés, de vivre comme nous pourrions de constructions hétéroclites, de pêche et de cueillettes dans ce qui ressemble aux premiers endroits du monde ?
Il faut, pour accepter ça, s’abandonner aussi.
Alors quel abandon choisir ? Et même faut-il en choisir un ?
Le Gel-L’Île devient par la grâce des images de Flora Mérillon un parcours dans ces abandons. Peu à peu le lecteur entre dans une sorte de transe, parce que la répétition des lieux, des paysages sensiblement identiques, mais qui ne le sont jamais vraiment (et reviennent les vers de Verlaine : « Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. ») nous pousse justement à délaisser, abandonner, nos idées préconçues, nos opinions, nos croyance est à devenir à notre tour des naufragés dans une histoire qui nous échappe. Naufragés heureux et volontaires que la photographe mènera où elle ira.
Suivons donc Flora Mérillon, suivons ses images troublées et troublantes, après tout qu’avons-nous à perdre ?
35€