Entrer en matière – Julie Hascoët
©Julie Hascoët |
Avec Entrer en matière, Julie Hascoët nous invite à explorer les artères de la terre, ces espaces marginaux et incertains que sont les anciennes carrières, les caves, les habitats troglodytiques.
Fruit d’une résidence menée à l’automne 2021 dans le Loir-et-Cher, à Thoré-la-Rochette, avec Zone i et dans le Loiret, à Travers, avec Valimage le livre est publié conjointement par Zone I et Filigranes éditions dans la collection Terre & Territoires.
Une faille dans le rocher, à l’extérieur une forêt : presque les origines de l’humanité, les débuts du monde.
Une planche extraite d’un ouvrage sur l’habitat troglodytique explique les glissements et effondrements de terrains.
Quelques notes ici et là, des croquis et des coordonnées GPS, des caves où perce la lumière du soleil, des espaces inondés au murs taillés droits par des hommes, page après page un sentiment diffus de labyrinthe, de mondes engloutis, de voyage au centre de la Terre.
De temps en temps apparaît une présence humaine, un chien, presque incongrus en ces lieux.
Le temps paraît immense et le bruit atone. Et c’est dans cette matière brute, minérale, fondamentale que le lecteur est invité à entrer.
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Entrer en matière est un livre étrange et déroutant, un livre dont on ne sait où il débute, où il s’achève. Julie Hascoët par cette exploration systématique, presque maniaque, des cavités et de ce qui y est afférent (textes, cartes par exemple) invite le lecteur dans un univers qu’il se contente bien souvent de soupçonner ou que peut-être il fuit.
Parce qu’est-ce que la caverne dans la psyché humaine ?
De tout temps l’Homme a cherché des refuges, des abris et ces espaces naturels, ces grottes pouvaient fournir ceux-ci. Mais voilà, derrière l’apparente protection du lieu, il y a l’ombre d’une part, le danger aussi d’y croiser un prédateur plus fort que soi.
Puis sont venus d’autres époques où l’on creusa des mines, où les caves permettaient de masquer le sel aux gabelous, de stocker des nourritures. On y enterra des morts, et pas seulement dans les catacombes parisiennes.
Et certains s’y retrouvent encore lors de fêtes sauvages et païennes.
Tous ces mondes sous le monde deviennent des endroits étranges, en marge de la vie humaine, dans lesquels se déroulent des choses que l’on tait, que l’on cache.
Or, l’ouvrage de Julie Hascoët a ce pouvoir de nous y amener, de nous en faire connaître la topologie baroque, l’inquiétante étrangeté.
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Nous ne savons où nous sommes, nous ne savons qui vit ou vivait ici et nous ne savons ce qui peut advenir. Pourtant au sein de l’immense labyrinthe qu’est Entrer en matière, naît une impression de refuge si ce n’est de sécurité. Il y a la pierre taillée, une flèche qui nous guide. Il y a les mots de Julie comme de précieux petits cailloux.
Il y a surtout la sensation d’être privilégié, de pouvoir investir ces traces de vies d’avant. Après tout, ce qui fait peur bien souvent est ce qui est méconnu. Mais ici quels dangers pourrait-il y avoir ?
Vient alors, au fil des pages, des images, le sentiment qu’ici il y a aussi un refuge, un havre, loin du monde et de sa folie, loin de la brutalité.
Ils furent nombreux les hommes et les femmes qui se réfugièrent dans des souterrains en temps de guerre, certains y stockèrent des armes, d’autres cachèrent leurs semblables à la barbarie totalitaire.
Peut-être de nos jours deviennent-ils des moyens de fuir ce qui nous oppresse ?
©Julie Hascoët |
C’est finalement un des pouvoirs du travail photographique de Julie Hascoët : il existe sous nos pieds des lieux insoupçonnés que nous pouvons investir quand l’extérieur se fait trop douloureux.
Bien entendu, il est évident qu’il n’est pas conseillé de s’y rendre seul, de s’y rendre sans les connaître, mais l’Homme est grégaire et cet aspect n’est pas négligeable dès lors qu’il s’agit de fonder autre chose.
Cavernes et caves, cavités et fosses, l’humain peut faire des ces lieux ses zones de repli à l’écart de tout.
Entrer en matière est un livre d’une force incroyable, non seulement parce qu’il nous révèle ce que nous ne connaissons pas, mais surtout parce que chaque page ouvre une réflexion plus vaste sur ce que nous appréhendons des endroits où nous vivons, que nous investissons.
Il faut remercier Julie Hascoët pour cette exploration sensible, ce regard décalé, sans elle nous continuerions peut-être à nous contenter de dehors, alors qu’en dedans nous pouvons dès maintenant devenir les Robinson de nos propres existences.
27€
Biographie
Julie Hascoët mène un travail protéiforme qui déborde le cadre strict de la photographie pour embrasser les domaines de l’édition, de l’installation et des pratiques curatoriales. Depuis 2013, elle est co-fondatrice et co-responsable de Zines of the Zone, plateforme nomade de diffusion et de rencontre dédié aux formes auto-éditées du livre photo et dont le champ d’action se situe à l’intersection entre l’exposition, la collecte, l’inventaire et le voyage. Photographe, diplômée de l’ENSP à Arles, son travail se développe entre recherches personnelles et résidences de création. Son regard se porte sur les territoires isolés et leur occupation, les espaces qui tentent d’échapper à la carte, tout en mêlant une approche poétique autour du paysage à une dimension humaine plus politique autour des marges. Depuis son installation à Brest en 2019, elle organise ponctuellement des concerts et fait du commissariat d’exposition. Son travail photographique a récemment été récompensé par le Prix International Gabriele Basilico pour la photographie d’architecture et de paysage.