Wadi Qelt, dans la clarté des pierres- Ilanit Illouz
©Ilanit Illouz |
Une partie du travail d’Ilanit Illouz prend naissance sur un territoire, la vallée de Wadi Qelt, situé à la frontière entre trois états riverains de la Mer Morte qui sert de frontière naturelle. On trouve à l’Ouest Israël, à l’Est la Jordanie et entre les deux la Cisjordanie, territoire palestinien. Un espace géographiquement restreint, donc, mais qui contient en lui-même une somme historique d’une importance capitale puisque cette vallée naît aux environs de Jérusalem pour s’achever près de Jéricho. Par ailleurs, elle est une oasis d’importance dans une région désertique où l’eau est une ressource primordiale.
Wadi Qelt, dans la clarté des pierres, paru chez Eyd éditions (maison d’édition gérée par Caroline de Greef), propose un regard sur cette vallée qui traverse le désert de Judée. Toutefois, il ne s’agit pas, ici, d’un propos documentaire, mais plutôt de porter attention sur le lieu comme espace historique, comme fragment de mémoires plus vastes et complexes. L’eau, les pierres, le sel, le soleil servent de fil conducteur à un récit qui, loin d’être figé et monolithique, emporte le lecteur dans diverses directions comme pour lui offrir la difficulté à saisir l’endroit.
D’abord le sel. Partout, le sel figé en masses cotonneuses, grumeleuses, le sel qui recouvre tout, qui craquèle le sol. Sel de la mer Morte, mais aussi sel des dolines ces cavités qui se forment par l’affaissement du sol alors que se retire la mer.
Puis, par moments quelques traces humaines, un balai ou des plots de ciment. Parfois la nature qui semble résister : des buissons, des roseaux, un palmier, un bosquet d’arbres.
Les lieux ne sont pas nommés immédiatement, il faut se référer à un index pour connaître le titre et la date de prise de vue, mais peu importe, il ne s’agit pas ici de découvrir un endroit mais plutôt de l’appréhender dans sa complexité intrinsèque.
Initialement le voyage d’Ilanit Illouz avait pour but de remonter aux sources de la photographie. En effet, c’est dans cette partie du monde, la Judée, qu’est produit le bitume éponyme dont se servait Niepce comme produit photosensible. Mais la géopolitique, l’Histoire ne pouvaient qu’entrer dans le champ exploratoire de la photographe : d’un côté Israël et Jordanie qui surexploitent les ressources en eau du Jourdain, créant de fait un déséquilibre écologique et social, de l’autre la Palestine des territoires de Cisjordanie qui n’a pas le droit d’accéder aux ressources naturelles et qui subit de facto les décisions de ses voisins.
C’est donc une tout autre histoire qui naît dans Wadi Qelt, dans la clarté des pierres : celle des fractures successives de cette partie du monde et que symbolisent pleinement les dolines.
©Ilanit Illouz |
La frontière est avant tout un concept humain qui n’a de sens que dans un contexte politico-économico-militaire. Mais la carte n’est pas le territoire et dans ces espaces de Wadi Qelt que photographie Ilanit Illouz il n’y a pas traces de frontières, de limites.
L’influence humaine se trouve dans les dolines, influence néfaste puisque l’érosion accélérée détruit le territoire, le morcèle faisant reculer la mer Morte ; influence positive paradoxalement puisque ce territoire s’agrandit par le gain de la terre sur la mer. Mais elle n’a pas de sens précis : on ne sait pas qui crée ou produit quoi. Les photographies interrogent donc quelque chose entre la présence au lieu et une mémoire plus vaste, un équilibre incertain qui ne peut mener à une interprétation définitive (et qui serait certainement trop simple). Il n’y a pas de limites concrètes, simplement, des peuples, des moments qui se côtoient, s’imbriquent parfois et coexistent comme ils peuvent.
©Ilanit Illouz |
Mais la mise en abyme ne s’arrête pas là. Ilanit Illouz, pour certaines de ses images, a fait le choix de les baigner dans une eau pleine de sel de la Mer Morte, poussant ainsi la recherche plastique dans le sens du lieu, mais aussi de l’histoire.
En effet, l’image dégradée ainsi pourrait être le territoire qui se perd dans les dolines, ainsi qu’une séquelle des conflits qui secouent ces pays très régulièrement, et enfin une proposition sur la fracture mémorielle qui hante cette région du Proche-Orient. Les mémoires des Hommes ne sont pas nécessairement celles du terrain ; terrain qui en se détruisant, se récréant devient le miroir de ces mémoires humaines changeantes selon les époques, les points de vue.
Triple entrée nécessaire parce que la photographie ne peut se contenter de révéler un lieu si infiniment difficile à appréhender, sinon à comprendre.
©Ilanit Illouz |
Wadi Qelt, dans la clarté des pierres ne s’offre pas facilement au lecteur. Il faut prendre le temps d’entendre les diverses pistes suivies par la photographe pour comprendre la complexité du propos et les enjeux de son travail. Ici rien n’est simple, tout est en bouleversement perpétuel et c’est ce qui fait la richesse de l’endroit et de l’ouvrage.
Ilanit Illouz nous propose donc un travail d’une grande qualité et d’une richesse infinie. A nous de le prendre ainsi, à nous de prendre le temps d’explorer, d’arpenter avec elle la vallée de Wadi Qelt et de ne pas chercher à connaître l’Histoire et les histoires, mais plutôt de nous en imprégner pour alléger notre regard.
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Biographies
Ilanit Illouz vit et travaille à Paris.
La pratique d’Ilanit
Illouz sur l’image
est traversée par la question du récit, toujours appréhendé par le biais du hors-champ ou de l’ellipse. Son travail développe des processus de reproductions photographiques et mécaniques parfois
inédits, comme autant
d’opérations temporelles. Elle s’appuie sur des procédés qui répondent au travail réitéré d’arpentage, d’enquête, d’observation, qui révèlent autant qu’ils effacent, où la
mémoire est physiquement mise à l’épreuve. Ses réflexions se déploient dans un
langage plastique
et formel ouvert à l’interdisciplinarité des médiums. Elle expérimente actuellement de nouveaux procédés
techniques qui s’emploient à la
dégradation de l’image autant qu’à sa révélation. En croisant ces
approches théoriques, géographiques et plastiques, elle développe une réflexion sur
l’histoire sociale, politique et économique,
sur la trace
et la disparition. Diplômée de l’École Nationale
Supérieure d’Arts de Paris-Cergy (2005), Ilanit Illouz obtient le prix du public
Découverte Louis Roederer aux Rencontres
d’Arles en 2020.
Son travail
a été exposé dans de nombreuses institutions, notamment au Centre
Photographique d’Î1e-de-France, au CRP/ Centre Régional
de la Photographie
Hauts-de-France, à l’Institut photographique de Lille et récemment au festival Jimei
Arles, en Chine et au Jeu de Paume à Paris.
Caroline
de Greef
Après plus de vingt ans d’iconographie dans la presse
et l’édition, Caroline
de greef f fonde fin 2018, Eyd, une maison d’édition. C’est en co-éditant en 2017 un premier livre avec
l’artiste plasticienne Ilanit Illouz, Les dolines- Documents
I, II, III, que l’envie et la nécessité
de publier des livres d’artiste
s’imposent clairement. Son
parcours professionnel et la photographie sont inextricablement liés. Elle s’attache aux principes
fondamentaux de la photographie que sont le temps et la lumière qui représentent respectivement les notions
existentielles et chères à l’éditrice du
souvenir et de la destinée. C’est en exerçant ce premier métier d’iconographe
puis la volonté de raconter et de témoigner de ce monde que l’éditrice publie principalement des livres
de photographie et constitue son catalogue petit à petit. L’intention de faire
découvrir des artistes émergents
est par ailleurs tout aussi tenace que l’envie de les accompa gner
dans la durée.
Chaque projet est une vraie collaboration où Caroline de greef établit
un travail d’appréhension du corpus, puis un editing
est suggéré à l’artiste avec un déroulement, une histoire qui viennent déterminer les bases de l’ouvrage.
Vit et