La neige rend aveugle – Jean-Yves Camus/Antonio Guzman

 

Publié conjointement par ARP2 Éditions et Empreintes&Digitales Éditions, La Neige rend aveugle, projet initié par Jean-Yves Camus, met en relation les travaux de cinq photographes et un essai d’Antonio Guzman (critique d’art et philosophe) autour du thème de la neige.

Dans un livre protéiforme, les cinq artistes visuels (il ne s’agit pas que de photographies, puisque La Neige rend aveugle est aussi une exposition1 qui comprend des vidéos, des installations et des impressions) offrent un parcours complexe, dense, tandis que la réflexion de l’essayiste prend elle aussi des directions multiples et souvent inattendues.

la neige rend aveugle
©Joël Van Audenhaege

 

Le livre s’ouvre sur une préface originale, curieuse, qu’il serait dommage de dévoiler ici, (idem pour la postface), aussi passons directement au premier travail présenté.

Joel Van Audenhaege aime naviguer. C’est peut-être pourquoi il nous invite à un séjour polaire quand la neige a cette densité de la glace ou la fluidité de l’eau. Peu à peu le jour se lève sur des étendues vides et infinies. Le monde est figé, l’océan ondule légèrement. Il n’y a rien, rien d’autre que ça et c’est beaucoup.

Jean-Yves Camus nous convie en haute montagne. La neige est partout sur les cimes, les rochers déchirés. Elle glisse, elle coule, elle avalanche, elle enrobe les arbres. Peu à peu apparaissent des traces humaines pourtant, souvent liées à l’activité touristique. Mais ce ne sont que des traces, la neige et le roc prennent toute la place, partout.

Antonio Guzman, critique d’art philosophe, développe un très long et très bel essai autour de la neige. Initialement sa réflexion part du lieu, la montagne, pour ensuite prendre des directions, là aussi, multiples et variées. Mais si nous ne devions retenir qu’un passage de son texte, ce pourrait être celui-ci :  » En ceci, La Neige rend aveugle est un projet en déplacement, du tangible à l’intangible et retour. »

Montagne demain avenir
©Émilie Salquèbre

 

Émilie Salquèbre, elle, hante des forêts enneigées avant de nous inviter à voir la disparition. Celle de la neige bien entendu, mais aussi celle des activités humaines, des humains eux-mêmes. La blancheur cède la place à une herbe brûlée, les sujets sont presque engloutis. Que faut-il retenir de tout ça ? Que reste-t-il quand il n’y a plus rien ?
Sandy Avignon, par son approche plasticienne, explore une neige brumeuse, une neige liquide presque, une neige qui n’en est plus une, amis qu’on devine à chaque détour, à chaque instant. Et c’est par un passage dans des forêts, des stations météorologiques qu’elle nous invite à un voyage entre onirisme surréel et contes modernes.
Sébastien Lacroix nous embarque dans un monde angoissant et sourd. Des hommes d’un futur mutant ont bâti des cités aveugles. La neige n’existe plus ou elle y est enfermée. Le lecteur plonge dans un voyage dystopique aux frontières closes, aux heures sombres. Chaque pas est lourd de sens, chaque lumière devient noire.
©Sébastien Lacroix
Ecrire à propos de La Neige rend aveugle est une gageure, un exercice périlleux, tout comme le sont les espaces photographiés, les lieux inventoriés.
Ce n’est pas tant de la montagne ou de la neige dont il faudrait, peut-être, se méfier.
Ce n’est pas tant de la neige ou de la montagne dont on parle ici.
Ce n’est pas tant un livre sur, plutôt qu’un livre pour.
Or, pour l’appréhender, il faut voir, et pour voir, il faut avant tout commencer par regarder.
Et les cinq artistes visuels braquent chacun leurs regards et le nôtre, pour en faire ce qu’Antonio Guzman nomme  » un dépôt des actes ».
La neige rend aveugle neige
©Sandy Avignon

 

Parce que la vraie question, la vraie discussion, la vraie proposition est sous-jacente. Que va-t-il rester de ces espaces à l’ère de l’anthropocène ?
Chaque image ramène, pour qui veut bien y réfléchir, à une possibilité, une probabilité, de disparition.
Les calottes glaciaires fondent à une vitesse vertigineuse, la neige déserte les montagnes, les glaciers ne sont plus que des ombres. Peu à peu les forêts de résineux tombent malades à cause des ravages des scolytes, et la proposition dystopique de Sébastien Lacroix (les pistes de ski indoor à Dubaï offrent un saisissant aperçu de la folie humaine et de ses délires infinis) ou les tâches de neige de Émilie Salquèbre ne sont plus des éventualités.
On ne peut que rester admiratif devant la majestuosité des photographies de Jean-Yves Camus, celle de Joel Van Audenhaege. Parce qu’elles nous ramènent à notre vulnérabilité, à nos limites et très certainement à notre finitude.
Mais voilà, alors que pendant des millénaires l’Homme, la montagne et la neige ont su cohabiter, depuis quelques décennies nous avons oublié ce lien, nous avons passablement occulté notre mortalité et le fait que nous ne sommes pas grand-chose dans le vivant. Du moins que nous ne sommes pas autre chose qu’une part de lui.
La neige rend aveugle
©Jean–Yves Camus

 

Est-ce à dire que La Neige rend aveugle est un ouvrage politique, écologique ? On peut le penser. C’est en tous cas un projet qui invite à regarder les choses comme elles sont. Et qui amène à réfléchir à demain et à ses potentialités.
La neige, la vraie, rend de fait aveugle si l’on ne s’en protège pas (les rayonnements solaires, la réverbération), mais s’il n’est pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre comme dit le proverbe, on peut raisonnablement penser qu’il n’est pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Et ça sans que la neige n’y soit pour quelque chose.
Les six auteurs nous décillent donc, mais sans tomber dans un pathos tragique, sans imposer leur vision. A chacun de décider de ses choix, en son âme et conscience, à chacun d’interpréter les signes, les images, de les assimiler.
Peut-être alors aurons-nous des visions, Tirésias modernes, et que celles-ci nous insuffleront le courage de changer un peu le court des choses.
En cela ce livre d’une remarquable sincérité nous aura été du plus grand secours.

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1 : Exposition du 07/01 au 04/03 à Bar-Le-Duc, ACB scène nationale, Office du tourisme, 7 rue Jeanne D’Arc

Site de ARP2 Éditions (Joël Van Audenhaege)

Site de Empreintes&Digitales Éditions (Jean-Yves Camus)

Site de Sandy Avignon – Site d’Émilie Salquèbre – Site de Sébastien Lacroix

Le livre comprend 172 pages (170x240mm), 158 illustrations couleurs et noir et blanc, dos carré, collé-cousu, tranche-fil et signet.

ISBN : 978-2-492040-06-1

35€

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Frédéric MARTIN
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